Lorsque je reconsidère la démarche dont fait état mon mémoire de maîtrise, en tenant compte de l'information privilégiée dont je dispose concernant moi-même et qui n'a pas pu faire son chemin dans les pages dudit mémoire, j'y détecte un dialogue. Il s'agit, bien sûr, d'un dialogue avec moi-même, ce qui est une manifestation naturelle de la pensée, selon des auteurs dont je me suis inspiré, notamment Gadamer. Mais, au-delà du dialogue avec soi, ma recherche constitue aussi ma part d'un dialogue avec les personnes que j'ai côtoyées dans les milieux fréquentés au fil des ans. Sous la figure de ceux qui font comme si le christianisme n'avait rien à leur apporter contre laquelle je m'insurge en interprétation se cache une figure implicite, celle de chrétiens qui accueillent avec difficulté les croyances divergentes à la leur. Cette situation bien connue attriste grand nombre de catholiques, dont Hans Küng, et de protestants, dont Neil T. Anderson, tous deux insistant sur la centralité de Christ et du modèle qu'il représente comme fondement d'une spiritualité chrétienne authentique. Derrière ces deux figures s'en cache aussi une troisième, celle – dans tous les milieux – des quelques individus dont la tendance est de s'indigner des positions et pratiques d'autrui, sans admettre qu'ils puissent être eux‑mêmes également critiquables, de manière non moins flagrante, selon les perspectives adoptées.
On a tort, me semble-t-il, d'associer la dimension mortifère du non-être aux seules institutions dont l'on ne fait pas soi-même partie et à leurs leaders. Ayant vécu de l'intérieur la vie intime de plusieurs institutions et m'étant associé à bon nombre de leurs valeurs, je sais que le non-être est plus facile à voir chez ceux qui appartiennent à un autre groupe de référence que le nôtre, comme il est plus facile à détecter chez ceux qui nous entourent que chez soi. Mon mémoire tel qu'il est structuré montre d'abord les multiples tensions culturelles et sociales auxquelles j'ai moi-même participé, nommées « visions du monde ». Il présente ensuite une réflexion sur mon attitude épistémique dont les lacunes en moi se situent dans mon rapport aux autres, non pas surtout dans des situations habituelles d'humain à humain, mais principalement lorsque des préjugés sociaux sont en cause, à tout le moins potentiellement.
Le rapport de recherche autobiographique que constitue mon mémoire de maîtrise en formation à distance a donné lieu à une exploration en profondeur de questions que je me posais. Leur formulation était cependant toujours ajustée à ce que j'étais disposé à en dévoiler dans ce cadre. Lever un peu plus ce voile dans les lignes qui suivent ne serait-il pas un moyen de passer du singulier vers l'universel ? D'une série de questions qui me rejoignent et font du sens pour moi ne serait-on pas davantage susceptible de se retrouver devant des préoccupations partagées par un plus grand nombre de personnes ? Le fait de me présenter comme porteur d'histoires vraies constituait une déclaration épistémique, ai-je dit dans les pages de mon mémoire. Il s'agissait également là d'une attestation de ma perception d'être authentique.
Derrière cette attestation se terre toutefois une question implicite qui pourrait être formulée de quelques autres façons, dont les suivantes : Suis-je qui je pense être ? Je me crois vrai, c'est-à-dire authentique, le suis-je ? Suis-je en accord avec ce que je fais, dis et pense ? Autrement dit, est-ce que j'approuve ma manière d'être et les actions que je pose en conséquence de cela ? Cette forme d'authenticité me caractérise-t-elle ? C'est de manière indirecte que ces questions ont été explorées dans les pages du mémoire, me permettant de clarifier une dimension d'inauthenticité : lorsque je me sens peu respecté, un brouillard épistémique tend à interférer avec ma compréhension. Il s'agit d'inauthenticité au sens où j'ai tendance à perdre de vue qui je suis, comme si je n'étais que ce que je crois que l'autre voit en moi, comme si je n'avais jamais été ou cessais d'être ce que l'autre est incapable de détecter en moi. Il y a là chez moi une manifestation de ce que Paul Tillich nomme le non-être.
Cette manière de concevoir l'authenticité et de m'interroger sur mon rapport à celle-ci me conduit à ce que Gadamer dit de la condition préalable à l'amitié et que j'associe à l'accompagnement comme l'une de ses formes. Gadamer emprunte aux Grecs leur concept d'amitié dont l'une des formes est celle de personnes partageant un but commun comme des gens en affaire. La relation entre les participants au présent forum au regard de l'écoute mutuelle requise ne peut-elle pas être incluse à cette forme d'amitié ? Qui dit amitié dit aussi sollicitude : deux forces motrices pour l'écoute réelle, envers nos proches, comme aussi envers ceux avec qui nous collaborons, dans la vie, au cégep, à l'université, au travail, dans ce forum, ou ailleurs, en les accompagnant dans leur cheminement (chrétien ou autre) et parfois en permettant qu'ils nous accompagnent dans le nôtre.
Or, dans une autre étude, Gadamer situe l'estime de soi comme une condition préalable à la sollicitude. L'intuition que l'écoute réelle de l'autre telle que définie par Gadamer puisse passer par une écoute réelle de soi constitue le nerf de la guerre de ma recherche autobiographique sur mon parcours éducatif à la Téluq dont il est ici question, comme aussi dans bien d'autres situations de vie, dont la participation au présent forum. Mais, pour pouvoir s'écouter soi-même, il faut avoir un minimum de cette sollicitude envers soi-même, ce que j'associe à l'estime de soi mentionnée par Gadamer.
Un lien comparable est également exploré par Ricœur, dans ce qu'il appelle sa petite éthique, et à laquelle il consacre les septième, huitième et neuvième études de Soi-même comme un autre (p. 199-344), où, notamment, il écrit : « [...] [M]a thèse est que la sollicitude ne s'ajoute pas du dehors à l'estime de soi, mais qu'elle en déplie la dimension dialogale [...]. Par dépli [...], j'entends, certes une rupture dans la vie et dans le discours, mais une rupture qui crée les conditions d'une continuité de second degré, telle que l'estime de soi et la sollicitude ne puissent se vivre et se penser l'une sans l'autre » (Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 212). Toujours dans le même contexte de sa petite éthique, Ricœur précise plus loin : « Deviennent ainsi fondamentalement équivalentes l'estime de l'autre comme un soi-même et l'estime de soi-même comme un autre » (p. 226).
Cette association entre la sollicitude envers soi-même associée à l'estime de soi que je propose comme préalable à l'écoute réelle de l'autre s'inspire également du chapitre conclusif de Soi-même comme un autre intitulé «Vers quelle ontologie » (Ricoeur, p. 345-410). Mais surtout, cette association est au cœur des retombées pour moi de ma recherche autobiographique en formation à distance, Récit et interprétation d'un parcours éducatif, tant au plan personnel que professionnel. En effet, Tillich scelle ces éléments, me semble-t-il, sous l'angle du courage d'être qui prend la double forme du courage de s'affirmer et du courage d'accepter d'être accepté en dépit de notre sentiment, perception ou conviction d'être inacceptable.
Quelles seraien les implications de cette allégeance dialogale sur la courtoisie des échanges entre les participants du présent forum ?
Adapté de Récit et interprétation d'un parcours éducatif, p. 132-135; aussi accessible sur Comment sait-on?