Je partagerai ce qui suit concernant mon allégeance philosophique et le rapport que j'aimerais qui puisse s'établir entre ceux pour qui la tradition chrétienne n'a plus aucun sens et ceux qui comme moi la trouvent porteuse de vie dans son essence véritable. Il m'importe d'abord cependant de rappeler que mes rapports au savoir, à la vérité, à la foi, aux autres et à soi s'inscrivent dans un univers de sens qui accorde une place centrale à celui que Jésus de Nazareth appelait Dieu et Père. Puisque je crois en l'existence de cet être transcendant (Dieu) et personnel (Père), il ne m'est pas difficile d'admettre qu'Il ait choisi de se révéler à nous dans les textes sur lesquels Jésus lui-même s'appuyait et sur les récits et enseignements que ses disciples après lui nous ont laissés le concernant. Une étude approfondie de ces textes dans le cadre d'une formation universitaire en théologie m'a conduit à en comprendre la cohérence d'ensemble.
Qu'une épistémé fonde ainsi notre existence en deçà et au-delà d'un quelconque ensemble de savoirs institués est aussi le lot de chacun. C'est ce que m'a aidé à comprendre Charles Taylor, dans les Sources du moi, la formation de l'identité moderne, pour qui le théisme, dont relève le christianisme, constitue l'une des trois instances légitimantes en conflit dans la culture contemporaine du savoir, auxquels sont inévitablement associés cadres de référence et biens constitutifs. D'une perspective rationaliste, il existe une vérité objective, celle-ci est à l'extérieur de soi; pour la connaître, il est essentiel d'adopter une posture (ou attitude épistémique) distanciée. D'une perspective romantique, la vérité provient de l'intérieur de soi, chacun a pour tâche de l'élaborer pour lui-même. Une perspective théiste affirme qu'il existe une forme ou une autre de transcendance. Pour les trois grandes religions du Livre que sont l'islam, le judaïsme et le christianisme, cette transcendance est un Dieu personnel, connu des humains par l'expérience qu'ils en ont fait aussi bien que par des textes sacrés.
Ces textes sacrés sont tous l'objet d'une longue tradition interprétative, donnant lieu à plusieurs conflits, oppositions et tensions, au sein même de ces trois grands groupes religieux. C'est au grand dam de plusieurs des croyants les plus engagés de chacune de ces familles de tradition que des abus de toutes sortes sont justifiés en leur nom, par des gens qui au fond n'en comprennent ni n'en pratiquent l'essence, serais-je tenté d'affirmer avec force.
Dans Comment je suis redevenu chrétien, p. 122-123, Jean-Claude Guillebaud, depuis sa perspective catholique romaine, exprime très clairement ces mêmes sensibilités et préoccupations que sont les miennes : « Aux pourfendeurs du « cléricalisme » ou de l'« obscurantisme », j'ai envie de répondre : vos dénonciations et vos colères ont été formulées depuis longtemps de l'intérieur même du christianisme [...]. L'ennemi – « l'infâme » de Voltaire – que vous pourfendez n'est pas le christianisme mais sa version distordue, instrumentalisée. C'est contre un catholicisme athée que, sans le savoir, vous dressez vos réquisitoires ».
Là où Guillebaud depuis la perspective d'appartenance qui est la sienne parle de « catholicisme athée », depuis ma propre perspective, j'ajouterais « et protestantisme dévoyé, dont l'essentiel est oublié, méconnu ou méprisé ».
Ce qui fonde mon attitude épistémique pourrait s'exprimer ainsi : certains aspects de la réalité peuvent être découverts de l'intérieur de soi, comme dans une perspective appelée romantisme par Taylor; d'autres aspects de la réalité ne s'appréhendent que par une posture distanciée ou objective, comme dans le rationalisme et les démarches scientifiques; mais, certaines réalités ne peuvent être comprises que par révélation divine, comme dans une épistémé chrétienne, judaïque ou islamique.
Charles Taylor, pour ne nommer que lui, m'aide ainsi à prendre conscience que mon lieu spécifique d'appartenance, au sein de ce que l'on appelle le christianisme, s'insère dans un espace plus vaste, celui de la pensée philosophique, où un grand débat fait rage, depuis des millénaires déjà, jusqu'à ce jour encore.
Michel de Certeau et Hans Küng, quant à eux, me rappellent de voir dans le christianisme non pas un système philosophique de pensée, ni une proposition de structure religieuse ou politique, mais plutôt une réponse à l'événement « Jésus de Nazareth ».
Au regard des grands courants philosophiques et épistémiques ambiants, où vos allégeances s'inscrivent-elles ?
Adapté de Récit et interprétation d'un parcours éducatif, p. 29, 122-125; aussi accessible sur Comment sait-on?